Négociations internationales: entre secret et transparence

Les négociations commerciales de l’Union européenne, menées par la Commission, ont récemment fait l’objet de décisions surprenantes: à deux reprises, en décembre puis en mars, les instructions données aux négociateurs ont, sur demande de la Commission et avec l’accord des États membres, été rendues publiques. Sous la pression des lobbies et des ONG, favorables à cette plus grande transparence, les mandats des négociations TTIP (entre l’UE et les États-Unis) et TiSA (négociation sur les services entre 50 pays du monde) ont été placés sur le site de la Commission. Or l’Union européenne est la seule au monde à agir ainsi. Fallait-il aller si loin?

Certes, la mise en transparence des mandats tente de répondre à une préoccupation ancienne: est-il légitime que des démocraties négocient en secret? Sur le principe, on peut estimer justifié que les documents relatifs aux relations internationales soient rendus publics comme les autres. La « déclassification » de mandats de négociation répond à cette exigence de transparence. De plus, en publiant des mandats qui étaient par ailleurs déjà éventés sur internet, c’est aussi la confiance entre les négociateurs et le public que Cecilia Malmström, la commissaire au Commerce, a souhaité rétablir.

Mais secret et transparence forment un dilemme en diplomatie: plus un processus de négociation est secret vis-à-vis de tiers, plus il est efficace — mais moins son résultat sera perçu comme légitime par les parties prenantes qui en ont été exclues. A l’inverse, plus un processus de négociation est transparent vis-à-vis de tiers, plus son résultat sera légitime — mais moins le processus a de chance d’aboutir.

Dès lors, toute négociation requiert un minimum de discrétion pour progresser: c’est à l’écart de la pression médiatique que naît l’échange d’information entre négociateurs, se construit la compréhension des enjeux de chacun, s’imaginent des solutions mutuellement acceptables, et se bâtit un équilibre stable où tout le monde trouve son compte, pouvant ainsi revenir devant ses mandants. Placer sous les projecteurs une enceinte de négociation, c’est mécaniquement déplacer le vrai travail de négociation vers une autre enceinte informelle qui permettra, elle, cette discrétion.

Négociations internationales discrètes et démocratie ne sont pas incompatibles: le dilemme se résout selon une séquence alternant secret et transparence. La négociation sur le TTIP l’illustre: le mandat fut approuvé par le Conseil de l’UE, le Parlement européen vota le 23 mai 2013 une résolution, puis s’engagèrent des négociations discrètes – et non secrètes, comme celles d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens. Leur résultat devra être approuvé à l’unanimité par le Conseil, avant d’être voté à la majorité par le Parlement, puis ratifié par les 28 Etats-membres — autant d’étapes transparentes et démocratiques.

En dévoilant au monde entier les instructions de ses négociateurs, l’UE veut appliquer en externe des principes qui sont en fait des normes internes. Ce faisant, elle affaiblit sa position de négociation.

En outre, l’examen du contenu des mandats révèle un certain déséquilibre entre les objectifs à atteindre – nombreux et variés, dans tous les domaines – et les lignes rouges – points sur lesquels on n’entend pas transiger, mais qui sont très rares. On peut donc s’interroger sur la nature particulière de l’UE en tant que négociatrice internationale.

L’UE reste le premier marché du monde et dispose de négociateurs expérimentés. Mais ceux-ci reçoivent, de la part de 28 Etats ayant des intérêts variés, des instructions nombreuses, relativement générales et sans guère de lignes rouges. Ses instructions de négociation sont désormais sur la place publique. Ainsi, avec des mandants dispersés, un mandat large, peu d’éléments bloquants et des instructions au su de tous, le système semble conçu pour aboutir. Les négociations vont à leur fin une fois le mandat accordé, quitte, comme en 2010 (négociations avec l’ASEAN), à demander aux États-membres une révision de ses termes. Il n’est pas question non plus pour l’UE de stopper ses négociateurs, comme le fit le président américain à l’OMC en 2008.

En Europe, la négociation y est ce mécanisme permanent et positif grâce auquel s’est construite l’unité du continent européen, à force de compromis créateurs de coopérations fructueuses autant que d’obligations réciproques. La négociation doit aboutir: elle est un processus dont le fruit mérite que chacun évite de multiplier ses lignes rouges. Mais, ailleurs dans le monde, un paradigme différent prévaut: la négociation sert à défendre ses intérêts, y compris en traçant la limite du non-négociable. L’Union européenne ne doit pas l’oublier.

Emmanuel Vivet, Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation (IRENÉ), ancien expert détaché à la Commission européenne, auteur de Négociations d’hier, leçons pour aujourd’hui (Larcier)

Aurélien Colson, professeur de science politique à l’ESSEC, directeur de l’IRENÉ, expert auprès de la Commission européenne

Cet article a initialement été publié dans le quotidien La Croix le 25 juin 2015.