Une conversion pragmatique : la présidence danoise aux avant-postes de la souveraineté européenne

par Michaël Malherbe et Aymeric Bourdin

Le voyage d’étude à Copenhague révèle un Danemark en pleine mutation stratégique. Longtemps arrimé au scepticisme européen et au parapluie américain, le royaume opère une conversion accélérée vers le cœur de la puissance européenne. La guerre en Ukraine, les pressions américaines sur le Groenland et les attaques hybrides russes ont mis fin au luxe du « petit État protégé » : le Danemark se découvre désormais en première ligne, cible et acteur d’une nouvelle grammaire de la puissance.

Au fondement de cette transformation demeure un modèle national singulier. La social-démocratie danoise repose sur une homogénéité culturelle assumée, un contrat social implicite et une flexisécurité qui marie hire & fire et protection sociale élevée. Cette cohésion, condition de la résilience nationale, nourrit un consensus politique stable – mais elle se raidit sur la question migratoire, devenue la principale ligne de fracture du pays. L’objectif d’intégration totale, quasi assimilationniste, s’est renforcé, tant sous la pression des échecs d’intégration que des tensions liées aux extrémismes et au conflit à Gaza. À cette dimension interne s’ajoute la plaie ouverte du Groenland : entre réveil postcolonial, convoitises américaines et enjeux géostratégiques arctiques, le Danemark voit sa souveraineté directement mise à l’épreuve.

La prise de conscience de la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine agit comme catalyseur du Zeitenwende danois. Les attaques hybrides sur l’aéroport de Copenhague, les sabotages de câbles sous-marins en mer Baltique et l’agressivité américaine dans l’Arctique ont renforcé la perception d’une menace existentielle. Le référendum de 2022, levant l’opt-out de défense, concrétise ce tournant. En devenant l’un des plus fervents soutiens de Kiev – jusqu’à accueillir une usine d’armements ukrainienne –, Copenhague assume un rôle de quasi-belligérant. Dans le même temps, elle s’aligne discrètement sur la vision française d’autonomie stratégique : le Brexit, puis le Trumpisme ont révélé la fragilité de l’architecture de sécurité transatlantique. « Macron was right », entend-on désormais dans les cercles danois.

Une présidence techniquement réussie, mais sans récit politique

La présidence danoise du Conseil de l’UE illustre à la fois la maîtrise technique et les limites de ce repositionnement. Efficace en gestion de crise, elle a prolongé les priorités sécuritaires et de compétitivité européennes, mais sans produire de récit politique. Absorbée par la permacrise – tensions avec Washington, agressions russes, stagnation de l’élargissement –, elle peine à laisser des empreintes durables. Le décalage entre efficacité diplomatique et absence d’appropriation médiatique illustre l’incapacité du pays à transformer une intendance réussie en succès politique visible.

Le cas danois offre des enseignements clés pour l’Europe. D’abord, la fin des périphéries protégées : même un petit État prospère, homogène et efficace devient une cible dans l’ère de compétition systémique. Ensuite, la limite du pragmatisme : la culture danoise du compromis, si performante en interne, est insuffisante face à la logique de puissance de la Russie ou des États-Unis. Enfin, l’identité devient une dimension stratégique, où la cohésion interne conditionne la résilience face aux chocs externes.

Au sein de ce paysage, la consolidation d’une Alliance nordique – Danemark, Suède, Finlande – forme un nouveau bloc d’influence. Sécuritaire avec l’adhésion suédo-finlandaise à l’OTAN, technologique avec les énergies propres et le numérique et enfin diplomatique par une coordination pragmatique, ce pôle propose une sorte de nouvelle force tranquille dans l’équilibre intra-européen.

En définitive, le Danemark n’est plus un laboratoire social envié, mais le miroir grossissant des vulnérabilités européennes : dépendances stratégiques, guerre hybride, tensions identitaires, fragilité géopolitique. Sa conversion pragmatique rappelle une évidence : dans l’ère de la permacrise, l’Europe n’a plus le loisir de l’adolescence géopolitique. Elle doit devenir puissance – ou s’exposer comme le Danemark, en première ligne, aux chocs du monde.

ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE EN POLOGNE : UN SCRUTIN QUI PENCHE A DROITE

par Michaël Malherbe, Secrétaire général.

Le cadre du scrutin est simple. Le président sortant, Andrzej Duda – élu en 2015 et réélu en 2020 sous les couleurs du parti national-conservateur Droit et justice, le PiS – n’est pas éligible pour un nouveau mandat. Sur le plan constitutionnel, le président n’a pas le droit de dissolution, donc le gouvernement en place va se maintenir après les résultats. En revanche, le président polonais dispose du droit de véto, ce qui pourrait renforcer le risque d’explosion de la coalition gouvernementale. Entrons dans le vif du sujet avec les résultats du premier tour.

Les candidats et leurs résultats au 1er tour du 18 mai dernier

Avec un taux de participation très satisfaisant de 67,3 %, en augmentation, en particulier auprès des jeunes électeurs, le paysage est assez concentré. Trois candidats ont obtenu des résultats au-dessus de 10% des voix :

  • Rafał Trzaskowski – représentant de la Coalition civique, le parti du Premier ministre Donald Tusk – 31,3 %
  • Karol Nawrocki – le candidat de Droit et justice, le PiS qui exerce donc la présidence – 29,5 %
  • Sławomir Mentzen – Confédération Liberté et indépendance – 14,81 %

Tandis que les deux candidats représentant la gauche rassemblent moins de 10% des voix, un seul candidat passe la barre au-dessus des 5% : Grzegorz Braun – nationaliste d’extrême droite, Confédération de la couronne polonaise – 6,3%. Le reste des candidats, la plupart Indépendants, recueillent des résultats marginaux.

La lecture des résultats à partir du regard porté par l’Ambassadeur de France en Pologne que nous avons rencontré est sans ambiguïté : « c’est un pays au centre de gravité très à droite, il faut faire avec 50 nuances de droite ».

Le PiS représente un électorat conservateur, catholique et rural, mais avec un agenda social sur les questions économiques et dispose sans doute d’une plus forte réserve de voix pour le second tour. D’une part, les électeurs de Sławomir Mentzen, de la Confédération, se sont portés sur un profil ouvertement nationaliste, avec des accents libertariens pour un État minimal qui a séduit un électorat de jeunes hommes avec des propos ambigus sur le viol et l’avortement. D’autre part, les voix de Grzegorz Braun se sont retrouvées exprimées pour un candidat ouvertement antisémite, qui s’est filmé en train d’éteindre le chandelier traditionnel juif et se présente depuis avec un extincteur lors de ses meetings, à l’image du président Javier Milei avec sa tronçonneuse en Argentine. Son score élevé inquiète dans le pays.

Le duel du 2e tour du 1er juin prochain

Le second tour oppose le maire libéral de Varsovie, Rafał Trzaskowski, déjà candidat ayant perdu en 2020, et le nationaliste Karol Nawrocki, soutenu par PiS, Droit et justice. Pour qu’il y ait des transferts de voix envisageables à partir des options populistes et anti-establishment de Mentzen et surtout de Braun, le candidat du PiS risque de mener une campagne très à droite.

D’ores et déjà, alors que nous étions sur place, dans la presse, Karol Nawrocki s’est illustré avec des déclarations tonitruantes pour relancer la controverse des demandes de réparation à l’Allemagne au titre de la 2e guerre mondiale, des déclarations très populaires qui mobilisent auprès de l’électorat patriotique. L’autre argument massue utilisé pour convaincre les électeurs récalcitrants est de ne pas prendre le risque d’élire un président libéral : si la Pologne se met à imiter les autres pays de l’ouest alors elle va récolter les mêmes problèmes, en particulier ceux liés à l’immigration de masse.

A contrario, les réserves de voix paraissent plus faibles pour le candidat arrivé en tête, qui représente le premier parti de la coalition gouvernementale mais qui ne s’est pas présenté avec une étiquette et un programme qui aurait embrassé tous les partis de la coalition gouvernementale dès le premier tour. Il semble que l’exploit du maire d’une autre capitale européenne, le maire de Bucarest libéral et pro-européen, Nicușor Dan élu président de la République en Roumanie ne se reproduira pas en Pologne.

La coalition gouvernementale et la question de Donald Tusk

L’un des points focaux de cette élection présidentielle, à considérer au-delà de la liste des candidats qui émargent cette année, c’est le Premier ministre Donald Tusk, à la tête du gouvernement actuel. La victoire électorale lors des dernières élections parlementaires de 2023 lui a été imputée en raison de sa capacité à former une coalition gouvernementale composée d’une alliance de l’ex- opposition entre la Coalition civique, son parti, ainsi que d’autres alliés comme La Gauche et Troisième voie, qui détiennent ensemble la majorité à la Diète. Mais il ne faut pas oublier que Droite unie, le PiS alors au pouvoir, était arrivé en tête avec 35,3% des voix.

Depuis deux ans, avec la réalité du pouvoir, Donald Tusk a mangé son pain blanc et perdu en popularité. Il est accusé par ses électeurs de ne pas avoir fait assez pour les Polonais. Outre les points de blocage rencontrés en raison des vetos du président qui n’ont pas facilité sa tâche, il ne se serait notamment pas assez battu sur l’avortement. Il a ainsi personnellement déçu une partie de son électorat, en particulier à cause de propos tenus au sujet d’exercices de préparation militaires dans les forces armées d’active réservés aux hommes.

Par ailleurs, sa perception a évolué. En tant qu’ancien président du Conseil européen et du parti de la droite européenne, le PPE, il jouissait d’une image plutôt centriste et libérale à Bruxelles tandis qu’au pouvoir à Varovie, il a glissé vers la droite et sans doute trop à droite sur des sujets sociétaux pour satisfaire les électorats composites de sa coalition.

Au total, le paysage politique polonais est traversé par des dynamiques qui ne lui sont pas particulièrement spécifiques, dont une baisse d’influence des partis gouvernementaux corrélative à une poussée de candidats populistes et extrémistes. Selon ces éléments et nos échanges sur place, la balance pèse plutôt du côté du candidat du PiS. La société est très polarisée comme à l’occasion de chaque scrutin important, la mobilisation et les reports de voix pour le second tour seront cruciaux pour les résultats finaux que nous connaîtrons d’ici quelques jours.

La Hongrie d’Orbán, laboratoire anti-européen ?

Synthèse du voyage d’étude
pour la présidence hongroise du Conseil de l’UE (octobre 2024)

Par Michaël Malherbe, Secrétaire Général

La Hongrie de Viktor Orbán, au pouvoir sans discontinuer depuis 2010, s’est progressivement transformée en un laboratoire d’une nouvelle forme de démocratie « dévoyée » dont nous aurons à affiner la définition. Derrière ce vernis démocratique se dissimule un système sophistiqué de contrôle, de manipulation et de corruption, minant les fondements mêmes de l’État de droit. Ce papier, basé sur le voyage d’étude de l’Atelier Europe lors du semestre de présidence du Conseil de l’UE par la Hongrie, approfondit des entretiens menés avec des acteurs de la société civile, décortique les mécanismes de ce régime et explore des voies de résistance dans un environnement hostile. Comment un État membre défie-t-il les principes qui fondent l’Union ? Comment l’Europe gère-t-elle en son sein un régime qui érode les fondements de l’État de droit, instrumentalise la justice et musèle la presse ? Le cas hongrois est un test grandeur nature pour l’UE. Saura-t-elle relever le défi et protéger son modèle démocratique ? Ou bien laissera-t-elle la tentation autoritaire se propager, menaçant peut-être l’avenir même du projet européen ?

La méthode Orbán : un cocktail explosif de contrôle, de nationalisme et de désinformation

Lorsqu’on écoute différents acteurs de la société civile du pays, on mesure l’emprise du système Orbán sur la Hongrie, qui repose aujourd’hui sur une stratégie méthodique et multiforme. Le premier pilier en est le démantèlement systématique des institutions démocratiques. La Cour constitutionnelle, autrefois garante de la Constitution, a été vidée de sa substance. Le système judiciaire est désormais sous influence, les juges étant nommés et destitués par un organe contrôlé par le pouvoir. L’audiovisuel public, transformé en instrument de propagande, relaie sans relâche la propagande du gouvernement.

Le deuxième pilier est la construction d’un récit national victimaire. Viktor Orbán se pose en défenseur d’une Hongrie qui serait assiégée, menacée par les migrants, George Soros et les élites « globalistes ». Ce discours, teinté de xénophobie et de complotisme, exploite les peurs et les frustrations d’une partie de la population, nostalgique d’un passé idéalisé.

Enfin, le troisième pilier est l’utilisation massive de la désinformation. Un vaste réseau de médias, financés par l’État et des oligarques proches du pouvoir, inonde le pays de fake news et de propagande pro-gouvernementale. Cette machine cible particulièrement les personnes âgées et les populations rurales, moins exposées à des sources d’information alternatives.

L’économie hongroise : un jeu  dangereux d’équilibriste

Malgré sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, la Hongrie a su tirer profit de son intégration au marché européen notamment grâce à l’industrie automobile, moteur essentiel de la croissance, avec par exemple la présence d’usines Audi et Mercedes. Mais cette prospérité, largement financée par les fonds européens, masque une réalité plus sombre : une corruption endémique, un manque de transparence et une dépendance croissante aux investissements étrangers. Orbán joue un jeu dangereux, défiant Bruxelles tout en profitant des financements de l’UE.

Au cœur de la pensée Orbániste : un conservatisme réactionnaire

Aujourd’hui l’idéologie d’Orbán, promue par des think tanks et institutions académiques, s’avère un mélange de conservatisme nostalgique, de nationalisme exacerbé et de rejet des valeurs modernes. L’Europe, perçue comme décadente et en déclin, est accusée de vouloir imposer un modèle libéral destructeur des valeurs traditionnelles. Ce discours, qui trouve un écho dans d’autres pays d’Europe, représente un défi majeur pour l’unité et l’avenir du projet européen.

La résistance s’organise : David contre Goliath

Malgré l’emprise du Fidesz sur la société hongroise, des îlots de résistance persistent, portant la flamme d’une démocratie en sursis. Péter Magyar et son parti Tisza, né de la volonté de rassembler les forces d’opposition, incarnent l’espoir d’une alternative politique crédible. Leur discours, centré sur la lutte contre la corruption, la défense de l’État de droit et le retour à une Hongrie européenne et ouverte sur le monde, séduit une partie croissante de la population, notamment les jeunes et les urbains.

Mais la tâche est immense. Face à un pouvoir qui contrôle la quasi-totalité des médias, l’opposition a du mal à se faire entendre. Les espaces de liberté d’expression se réduisent comme peau de chagrin. Les ONG, souvent accusées de collusion avec des puissances étrangères, sont soumises à des pressions constantes, voire à des campagnes de harcèlement. Les journalistes indépendants, menacés et intimidés, sont de plus en plus nombreux à choisir l’exil.

Malgré ces difficultés, la société civile continue de se mobiliser. Des manifestations, rassemblant des milliers de personnes, ont lieu régulièrement pour protester contre les dérives autoritaires du régime. Des initiatives citoyennes, comme la création de médias indépendants en ligne, tentent de contourner la censure et d’informer la population.

Une Hongrie résiliente : solutions et modèles alternatifs

L’ancien Commissaire européen László Andor, fort de son expérience au sein de la Commission Barroso II, souligne l’importance d’une application rigoureuse du droit européen, notamment à travers la procédure d’infraction. Cet outil, permettant de sanctionner les violations de l’État de droit, doit être utilisé avec plus de fermeté et de rapidité pour dissuader les dérives autoritaires.

Parallèlement, la lutte contre la désinformation doit être renforcée. Des initiatives concrètes, comme le développement de programmes d’éducation aux médias et la mise en place de sanctions contre les plateformes qui diffusent des fake news, sont essentielles pour protéger les citoyens et préserver l’intégrité du débat démocratique.

Enfin, l’héritage d’Otto de Habsbourg, avec sa vision d’une Europe fédérale, subsidiaire et sociale, offre un modèle alternatif inspirant. Son engagement pour une Europe unie, respectueuse des diversités nationales et fondée sur des valeurs humanistes, reste plus que jamais d’actualité afin de construire une Europe plus résiliente face aux menaces populistes et autoritaires.

L’influence de Trump et Musk : le spectre d’un monde post-démocratique

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et l’influence grandissante d’Elon Musk sur l’Europe avec son discours anti-système et son mépris des règles, représentent outre-Atlantique une menace sérieuse pour la démocratie en Europe. Trump, avec son nationalisme exacerbé et sa rhétorique anti-européenne, pourrait encourager d’autres dirigeants populistes à défier les institutions et les valeurs de l’UE. Musk, avec son pouvoir médiatique et sa fortune, promeut une vision libertarienne du monde, où les régulations et les institutions sont perçues uniquement comme des freins à l’innovation et à la liberté individuelle.

Ce contexte international délétère pourrait affaiblir encore davantage l’UE et encourager les dérives autoritaires au sein de ses États membres. L’Europe doit se réveiller et prendre conscience du danger. Elle doit défendre avec force ses valeurs démocratiques et promouvoir une vision positive de l’avenir, fondée sur la coopération, la solidarité et le respect des droits fondamentaux. L’enjeu est crucial : il ne s’agit de rien de moins que de préserver l’avenir de la démocratie dans le monde.

L’Europe à la croisée des chemins : un sursaut démocratique est-il encore possible ?

Le cas hongrois est bien un avertissement pour l’Europe. Il démontre que la démocratie, même au sein de l’UE, n’est jamais acquise. Elle est un combat permanent, qui exige vigilance et détermination. Face à la montée des populismes, à la propagation de la désinformation et aux tentations autoritaires, l’Europe doit réaffirmer avec force ses valeurs fondamentales : liberté, démocratie, État de droit, respect des droits humains.

L’UE ne peut se contenter de condamner les dérives du régime Orbán. Elle doit agir concrètement pour protéger les citoyens hongrois et préserver l’intégrité de son espace démocratique. Cela passe par une réforme des mécanismes de sanction, par une lutte plus efficace contre la désinformation et par un soutien accru aux acteurs de la société civile qui luttent pour la démocratie et l’État de droit.

L’Europe doit également réinventer sa communication et proposer une vision positive et inspirante où les citoyens européens, forts de leurs valeurs communes, pourront construire ensemble un monde plus juste, plus durable et plus démocratique. Le défi est immense, mais l’espoir est permis. L’Europe a les ressources et la capacité de relever le défi et de montrer la voie vers un avenir meilleur.

Régulation du numérique : bilan 2019-2024 et perspectives

Par Michaël Malherbe, Secrétaire Général

L’HEURE DES CHOIX POUR UNE 3E VOIE EUROPÉENNE :  DE LA PROLIFÉRATION NORMATIVE A LA COHÉRENCE STRATÉGIQUE

À l’heure où l’intelligence artificielle bouleverse nos sociétés et où les tensions géopolitiques s’exacerbent, l’Union européenne achève une mandature marquée par un foisonnement réglementaire sans précédent dans le domaine numérique, au point que l’Europe s’est imposée comme le premier régulateur mondial des technologies numériques. Pourtant, cette prolifération normative soulève aujourd’hui des interrogations cruciales : l’accumulation de textes garantit-elle leur efficacité ? Comment concilier protection des droits et innovation dans un contexte de compétition internationale accrue ? L’Europe peut-elle maintenir son leadership normatif sans compromettre sa souveraineté technologique ? L’Europe numérique est à la croisée des chemins. Entre le modèle chinois centré sur la sécurité nationale et l’approche américaine privilégiant la liberté d’entreprendre, l’Union européenne a fait le choix d’une régulation protectrice des droits des citoyens. Mais cette « troisième voie européenne » doit désormais relever le défi de la cohérence et de l’efficacité, au risque de voir son influence s’éroder face aux géants technologiques américains et chinois.

  1. Un arsenal réglementaire sans précédent : bilan d’une mandature ambitieuse

La mandature 2019-2024 a été marquée par un foisonnement réglementaire sans précédent dans le domaine numérique, initié par le commissaire Thierry Breton dans le cadre de sa feuille de route « Digital Decade 2020-2030 » ou « décennie numérique de l’Europe ».

Pour le think tank Renaissance Numérique, dans Bilan mandature : Politique numérique de l’UE : l’heure de la cohérence a sonné « le tumulte de la transformation numérique de nos sociétés […] a été marqué par une succession de réglementations dans la foulée de l’entrée en application du RGPD en 2018 ».

Songeons aux principales législations adoptées comprenant :

  1. Régulation des plateformes : Digital Markets Act (DMA) – 2022 ; Digital Services Act (DSA) – 2022
  • Stratégie sur les données : Data Governance Act – 2022 ; Data Act – 2023 ; European Health Data Space (en cours)
  • Intelligence artificielle : AI Act – 2024 ; Directive sur la responsabilité de l’IA
  • Cybersécurité : Directive NIS 2 ; Cyber Resilience Act ; Règlement DORA

Comme l’analyse la Fondation Robert Schuman, dans « Législation numérique : convergence ou divergence des modèles ? Un regard comparatif Union européenne, Chine, États-Unis » par Aifang Ma, Chercheuse post-doctorale Boya, Université de Pékin et Chercheuse associée, Sciences Po Paris : « l’Union européenne s’impose comme l’exemple type de l’arsenal juridique en matière numérique. Elle a institutionnalisé plusieurs méthodes : le droit à l’oubli numérique, la définition qualitative et quantitative de la position dominante des plateformes, et la gestion de l’IA basée sur les risques ».

Cependant, cette prolifération législative soulève plusieurs inquiétudes :

  1. Un manque de cohérence d’ensemble pointé par Renaissance Numérique avec « l’empilement de législations parallèles touchant au numérique laisse désormais entrevoir un paysage juridique aussi complexe que fragmenté » et « l’absence d’une vision d’ensemble et d’une gouvernance transverse ».
  2. Des risques de conflits entre régulateurs pour ce think tank qui alerte sur « la superposition des obligations réglementaires susceptibles d’entraîner de nombreux conflits de compétences entre régulateurs anciens et nouveaux […] sans arbitre ni procédures d’arbitrage ».
  3. Un impact potentiel sur la compétitivité selon la Fondation Robert Schuman qui souligne que « légiférer de manière préemptive n’est pas toujours propice à la croissance des plateformes numériques. Les effets dissuasifs ont tendance à décourager des entreprises de se lancer dans l’innovation technologique ».

Le bilan apparaît donc contrasté. Certes, en matière de régulation numérique, l’Union européenne peut se targuer d’un titre de leader normatif mondial et surtout d’une protection renforcée des droits des citoyens, voire d’un cadre juridique pionnier repris par d’autres pays. Mais, ces législations qui se chevauchent davantage qu’elles ne se complètent, créent de la complexité réglementaire, des risques pour l’innovation et la compétitivité des entreprises, sans compter les défis liés à la mise en œuvre à l’échelle des États-membres.

Bref, comme le résume Renaissance Numérique : « à force de combler des poches dites de « non-droit », le droit européen du numérique comporte des zones de « sur-droits » ou de « plusieurs droits ». Non par oubli de désigner des régulateurs, mais par leur superposition, sans mécanisme de cohérence transverse ».

Cette situation appelle à une rationalisation et une meilleure articulation des différents textes pour la prochaine mandature, afin de préserver l’équilibre entre protection des droits et innovation.

  1. Entre trois modèles : l’exception européenne face aux défis géopolitiques

Comme l’analyse la Fondation Robert Schuman, trois modèles distincts de régulation numérique émergent au niveau mondial, reflétant des priorités et des valeurs différentes :

  1. Le modèle européen : priorité aux droits des citoyens

« La protection des droits des citoyens est au cœur des politiques et législations en Europe. […] La manière dont l’Union européenne organise l’accès à internet peut être définie ainsi : restreindre la liberté des entreprises pour augmenter celle des individus ». La régulation numérique à l’européenne repose sur une approche préventive et prudente, des sanctions financières dissuasives, une protection forte des données personnelles et une régulation asymétrique selon la taille des acteurs.

  1. Le modèle américain : priorité à la liberté d’entreprise

« Politiques et législations des activités numériques américaines se caractérisent par la centralité de la liberté d’entreprendre ». La Section 230 du Communications Decency Act illustre cette approche en protégeant les plateformes de toute responsabilité éditoriale.

Une autre réflexion vient également de l’Institut Montaigne avec Charleyne Biondi, Chercheuse associée dans « [Trump II] – Les risques pour la souveraineté technologique européenne » qui souligne que « face à une industrie américaine déréglementée, et sans le soutien politique des États-Unis pour établir des normes communes de gouvernance au niveau international, l’UE risque de se trouver ostracisée par ses propres lourdeurs réglementaires ».

  1. Le modèle chinois : priorité à la sécurité nationale

Comme l’explique la Fondation Robert Schuman : « Le grand paradoxe en Chine est la coexistence entre une économie numérique dynamique et un cadre strict. […] Alors que le versant économique se fait de manière décentralisée […], le versant politique est marqué par sa centralisation ».

« Au cas où la transgression de règles par les sociétés numériques nuirait à la sécurité nationale ou à la stabilité sociale, l’État-parti réagit promptement […]. Les intérêts économiques sont, au moins temporairement, relégués à une position secondaire ».

Ces différences d’approche reflètent des visions distinctes du numérique et de son rôle dans la société. Comme le résume la Fondation Robert Schuman : « Ces trois modes peuvent parfois se chevaucher mais il existe une hiérarchie des normes difficile à inverser. Cela se traduit en particulier dans des circonstances où des objectifs distincts se gênent ».

III. Vers une stratégie numérique européenne repensée : Recommandations pour la prochaine mandature

La position de l’UE dans la rivalité technologique sino-américaine soulève des défis majeurs :

  1. Une souveraineté technologique menacée

Comme l’analyse l’Institut Montaigne, l’UE risque d’être « prise en étau » entre les États-Unis et la Chine sur plusieurs plans. Non seulement la dépendance aux terres rares : « l’UE, qui dépend à 98% de la Chine pour ses composants critiques, pourrait se retrouver indirectement prise en otage » dans une guerre commerciale sino-américaine. Mais aussi, la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement : « l’intensification des tensions commerciales pourrait pousser la Chine à réagir […] par des restrictions d’exportation sur des matériaux essentiels » ce qui aura un impact sur les chaînes d’approvisionnement des industries européennes.

  1. Le dilemme de la régulation de l’IA

L’approche européenne de régulation de l’IA illustre les tensions entre leadership normatif et impacts sur la compétitivité et l’innovation comme le souligne l’Institut Montaigne « face à une industrie américaine déréglementée […] les lourdeurs de l’AI Act pourraient condamner l’Europe à un retard irrattrapable en matière d’innovation ».

Le défi d’une gouvernance de l’IA et de normes communes au niveau international semble aussi souhaitable au regard du nouveau paradigme de l’IA aux effets quasi anthropologiques sur nos sociétés qu’utopique compte-tenu de la divergence entre les modèles de régulation numérique américain, chinois et européen.

Avec l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, c’est un programme de dérégulation de l’IA au profit d’une innovation à tout crin qui s’annonce. Les entreprises technologiques auront moins de contraintes mais les utilisateurs prendront plus de risques, quant aux « obligations de transparence sur les méthodes d’entraînement ou la gestion des biais, au risque de multiplier des usages irresponsables de ces technologies qui pourraient favoriser la discrimination, les préjugés ou la désinformation », selon l’Institut Montaigne.

Du côté européen, le rapport Draghi pointe de potentiels effets secondaires de l’AI Act européen pour la compétitivité des industries européennes. Charleyne Biondi, de l’Institut Montaigne point que « l’AI Act apparaissait déjà comme une approche assez risquée pour la compétitivité du secteur européen : jugé trop rigide pour permettre les innovations qu’il prétend encourager, et peu adapté aux évolutions rapides de ces technologies, il pourrait définitivement condamner les ambitions technologiques européennes dans un contexte global de déréglementation ».

  1. L’effet Bruxelles en question

Si l’influence normative européenne reste forte, comme le note la Fondation Robert Schuman, cf. « les pratiques européennes sont imitées en dehors de l’Union », elle est menacée par la fragmentation réglementaire interne avec « l’empilement de législations parallèles […] aussi complexes que fragmentées » mais aussi la concurrence normative internationale , puisque l’Institut Montaigne note que « d’autres juridictions, comme le Royaume-Uni, renoncent finalement à réguler trop sévèrement leur industrie pour éviter un désavantage comparatif avec les États-Unis ».

  1. Des opportunités à saisir

Nonobstant les opportunités d’affichage tel que le « leadership éthique » pointé par l’Institut Montaigne qui suggère que « l’UE a une rare opportunité de s’affirmer comme leader en matière de gouvernance éthique de l’IA » ou « Face à Trump, l’Europe a « l’attrait des résistants ». Elle peut ainsi rêver de séduire entreprises et investisseurs à la recherche d’un environnement moins incertain ».

Face aux défis identifiés, les trois think tanks formulent des recommandations complémentaires pour la prochaine mandature européenne. Il s’agit d’abord de rationaliser le cadre réglementaire existant. Renaissance Numérique insiste sur l’urgence d’une mise en cohérence : « Il est impératif que la nouvelle mandature européenne œuvre à la mise en place de textes de procédure et d’interprétation afin de garantir une articulation efficace entre les grands textes législatifs européens ».

Il convient surtout de développer une vision stratégique cohérente. Renaissance Numérique insiste sur la nécessité « de rationalisation réglementaire (qui) vise en réalité à assurer une efficacité transverse du droit européen du numérique ». (…) : « Lorsque plusieurs objectifs louables sont juxtaposés sans se soucier de leur articulation, toutes les protections et garanties espérées peuvent produire des effets inverses et, a minima, aucun effet espéré ».

La Fondation Robert Schuman complète : « Il est important d’endiguer et de prévenir les dérives néfastes de l’économie numérique, mais il l’est encore plus de créer un environnement favorable pour la croissance des entreprises. Législations et politiques du numérique en Europe doivent être aussi facilitatrices que restrictives ».

Alors que la nouvelle Commission von der Leyen commence à déployer son agenda, ces recommandations pour les décideurs européens convergent vers la nécessité d’une approche plus équilibrée et cohérente, conjuguant protection des droits, efficacité réglementaire et dynamisme économique.

L’Union européenne se trouve à un moment charnière de son développement numérique. Face à la montée en puissance du techno-populisme incarné par Elon Musk et à la perspective d’une présidence quasi-impériale de Donald Trump, l’Europe doit repenser sa stratégie numérique pour préserver à la fois sa souveraineté technologique et ses valeurs fondamentales.

Le modèle européen de régulation, caractérisé par une forte protection des droits individuels, se trouve confronté à un double défi. D’une part, la probable dérégulation américaine sous Trump risque d’accentuer le fossé de compétitivité technologique entre les deux continents. D’autre part, l’approche libertarienne promue par Musk, combinant innovation technologique débridée et discours anti-establishment, met à l’épreuve la vision européenne d’un numérique régulé et responsable.

Pour maintenir sa pertinence, l’Europe doit rationaliser son arsenal réglementaire pour le rendre plus cohérent et efficace, développer une véritable stratégie d’innovation compatible avec ses valeurs, renforcer sa souveraineté technologique tout en préservant sa capacité d’influence normative et trouver un équilibre entre protection des droits et compétitivité économique.

Offrant une alternative crédible aux modèles chinois et américain, la « troisième voie » européenne ne pourra émerger qu’en démontrant qu’une régulation intelligente peut coexister avec une innovation technologique au service du progrès.

 

Tracer l’avenir de la compétitivité de l’UE

 

UNE ANALYSE COMPAREE DES RAPPORTS DRAGHI ET LETTA

Par Michaël Malherbe, Secrétaire général de l’Atelier Europe

L’Union européenne navigue dans un paysage mondial turbulent, marqué par une convergence de défis sans précédent pour sa compétitivité économique et son statut global. La guerre en Ukraine, les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, la montée du protectionnisme et les effets persistants de la pandémie de COVID-19 ont mis en lumière les vulnérabilités du modèle économique de l’UE et amplifié la pression sur son marché unique, longtemps considéré comme le moteur de sa prospérité.

Dans ce contexte, deux rapports influents ont émergé, offrant des visions distinctes et complémentaires pour revitaliser le marché unique et renforcer la croissance et la compétitivité de l’UE : l’un dirigé par l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, et l’autre par l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta. Quelle analyse comparative de ces rapports, en examinant leur vision commune, leurs approches divergentes et leurs implications critiques pour la politique de l’UE ? Un exercice de lecture croisée pour montrer les convergences et les complémentarités.

Vision partagée : nombreux domaines de convergence

Malgré leurs différences, les rapports Draghi et Letta convergent sur plusieurs points cruciaux, reflétant un diagnostic partagé des défis et des opportunités de l’UE. Les deux rapports soulignent de manière catégorique la nécessité urgente de renforcer et de compléter le marché unique, le reconnaissant comme le fondement de la compétitivité de l’UE. Ils mettent en avant l’importance critique de la transformation numérique, reconnaissant le retard de l’UE dans des technologies clés comme l’intelligence artificielle, la blockchain et l’informatique quantique, et appelant à des efforts concertés pour combler cet écart.

Les deux rapports plaident pour un investissement accru dans la recherche et le développement (R&D), appelant à un financement plus substantiel et coordonné au niveau de l’UE pour l’innovation. Ils insistent également sur la nécessité de réduire la fragmentation dans des secteurs cruciaux tels que l’énergie, les services numériques et les marchés de capitaux pour créer de véritables marchés européens intégrés capables de rivaliser à l’échelle mondiale.

Le développement des compétences et l’éducation occupent une place importante dans les deux analyses, reconnaissant le capital humain comme un pilier de la compétitivité future. Les rapports appellent également à une approche plus coordonnée de la politique industrielle au niveau de l’UE, allant au-delà du patchwork actuel de stratégies nationales pour répondre efficacement aux défis posés par la concurrence mondiale et les disruptions technologiques.

La simplification réglementaire, en particulier pour réduire les charges pesant sur les PME, est un autre domaine de convergence. Draghi et Letta soulignent l’importance de l’autonomie stratégique et de la réduction des dépendances dans des domaines critiques tels que les semi-conducteurs, les matières premières critiques et les énergies, une leçon soulignée par les récentes crises mondiales.

Approches divergentes : Principales différences

Bien que les rapports partagent de nombreux objectifs, leurs méthodes proposées et leurs domaines de concentration divergent, reflétant des perspectives différentes sur le rôle de l’UE, l’équilibre entre les forces du marché et l’intervention publique, et l’importance des considérations sociales.

Mécanismes de financement : Un point de divergence clé réside dans les mécanismes de financement proposés. Le rapport Draghi préconise des programmes de financement et d’investissement à grande échelle au niveau de l’UE, envisageant une approche plus centralisée de l’allocation des ressources, potentiellement par des mécanismes tels que les obligations de l’UE ou en utilisant le Mécanisme européen de stabilité (MES). En revanche, le rapport Letta met davantage l’accent sur la mobilisation du capital privé et la création de conditions pour des investissements dirigés par le marché, par exemple via une « Union de l’épargne et des investissements » basée sur l’Union des marchés de capitaux incomplète.

Modèles de gouvernance : Les rapports divergent également sur leurs modèles de gouvernance préférés. La vision de Draghi penche vers une gouvernance plus centralisée de l’UE dans les domaines stratégiques, potentiellement par un nouveau « Cadre de coordination de la compétitivité » doté de pouvoirs renforcés pour la Commission européenne. Letta, en revanche, se concentre sur l’amélioration de la coordination entre les niveaux national et de l’UE, maintenant un équilibre des compétences et plaidant pour un rôle plus fort des partenaires sociaux et de l’engagement des citoyens.

Révision des traités : Tandis que certaines recommandations de Draghi envisagent des évolutions des traités, Enrico Letta plaide pour des évolutions à périmètre constant :

  • Gouvernance centralisée de l’UE : La vision de Draghi va au-delà des dispositions actuelles du traité, elle pourrait nécessiter des changements dans la répartition des compétences entre l’UE et les États membres.
  • Programmes de financement et d’investissement de l’UE à grande échelle : Selon l’ampleur et la nature des mécanismes de financement proposés, le rapport Draghi nécessiterait des changements dans les processus budgétaires de l’UE ou les dispositions financières telles que décrites dans les traités.
  • Consolidation des entreprises de l’UE : Les recommandations du rapport Draghi nécessiteront des modifications du traité pour le droit de la concurrence ou la politique industrielle de l’UE qui vont au-delà des dispositions actuelles du traité.
  • Financement renforcé de la R&D et de l’innovation au niveau de l’UE : Sans nécessiter la création de nouvelles institutions au niveau de l’UE, des modifications significatives du mandat des institutions existantes pourraient justifier des modifications du traité.
  • Mesures d’autonomie stratégique : Selon leur portée, ces mesures pourraient nécessiter des changements dans les compétences de l’UE en matière de politique commerciale.

Échelle des entreprises : Les rapports diffèrent dans leur approche de l’échelle des entreprises. Le rapport Draghi met l’accent sur la nécessité de consolider les entreprises de l’UE pour atteindre une compétitivité mondiale, en particulier dans des secteurs clés comme les nouvelles technologies. Draghi soutient que l’UE doit créer des « champions européens » capables de rivaliser avec les géants américains et chinois. Letta, en revanche, met davantage l’accent sur le soutien aux PME et leur intégration dans le marché unique, plaidant pour un « Code européen du droit des affaires » afin de simplifier les opérations transfrontalières et de réduire les charges réglementaires.

Dimension sociale : Le rapport Letta se distingue par son accent plus fort sur la dimension sociale du marché unique, introduisant le concept de « liberté de rester » aux côtés de la liberté de circulation. Cela reflète une vision plus holistique de la compétitivité qui équilibre les objectifs économiques et sociaux, reconnaissant la nécessité de traiter les disparités régionales, la fuite des cerveaux et le potentiel de dumping social. Letta propose un « Vice-président pour la liberté de rester » au sein de la Commission européenne pour assurer la cohérence des politiques dans les domaines pertinents.

Focus sectoriel : Alors que le rapport Draghi se concentre davantage sur des secteurs stratégiques spécifiques comme les semi-conducteurs, les technologies propres et la défense, Letta adopte une approche plus large, examinant le marché unique dans son ensemble et soulignant la nécessité d’une stratégie globale qui englobe tous les secteurs et aborde des questions transversales comme le développement des compétences, la simplification administrative et la protection des consommateurs.

Engagement des citoyens : Enfin, le rapport Letta met davantage l’accent sur l’engagement des citoyens et la légitimité démocratique dans la gouvernance du marché unique, proposant des mécanismes pour une participation publique accrue, tels qu’une « Conférence permanente des citoyens » pour fournir des contributions sur les politiques du marché unique.

Analyse critique

Les deux rapports offrent des perspectives et des stratégies précieuses, chacun avec ses propres forces et défis potentiels. L’approche de Draghi, avec son accent sur l’action centralisée et le financement à grande échelle, pourrait potentiellement conduire à des changements rapides dans des secteurs clés et accélérer la réponse de l’UE à la concurrence mondiale. Cependant, elle pourrait rencontrer une résistance politique des États membres réticents à céder plus de pouvoir à Bruxelles et des préoccupations concernant le potentiel de distorsions du marché et de risque moral.

La vision de Letta, axée sur la coordination, la mobilisation du capital privé et le renforcement de la dimension sociale, pourrait s’avérer plus politiquement acceptable et adaptable aux divers contextes nationaux. Cependant, elle pourrait avoir du mal à générer l’ampleur des ressources nécessaires pour des investissements transformateurs dans des domaines comme l’IA ou les technologies vertes et pourrait trop compter sur les forces du marché pour relever les défis systémiques.

Implications pour la politique de l’UE

Les rapports Draghi et Letta ne sont pas mutuellement exclusifs, et une synthèse de leurs recommandations pourrait fournir une stratégie globale pour renforcer la compétitivité de l’UE. Par exemple, combiner les propositions de financement ambitieuses de Draghi avec l’accent de Letta sur le capital privé et les considérations sociales pourrait aboutir à une approche équilibrée et efficace.

À court terme, les décideurs de l’UE devraient se concentrer sur les domaines de convergence entre les rapports, tels que :

  • Accélérer la transformation numérique : Cela inclut l’investissement dans des technologies clés, le développement de compétences numériques et la création d’un marché unique numérique plus intégré.
  • Renforcer le développement des compétences et l’éducation : Cela implique de réformer les systèmes éducatifs, de promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie et d’attirer les talents mondiaux.
  • Réduire la fragmentation du marché : Cela nécessite de compléter le marché unique dans des secteurs clés, d’harmoniser les réglementations et de simplifier les procédures administratives.

Les considérations stratégiques à long terme devraient inclure :

  • Trouver un équilibre entre l’action centralisée et la coordination des États membres : Cela nécessite une approche nuancée qui respecte la souveraineté nationale tout en assurant l’efficacité au niveau de l’UE.
  • Équilibrer la compétitivité économique avec la cohésion sociale : Cela implique de traiter les disparités régionales, de promouvoir des conditions de travail équitables et de garantir que les avantages du marché unique sont largement partagés.
  • Positionner l’UE dans la course technologique mondiale : Cela nécessite des investissements stratégiques en R&D, le soutien aux écosystèmes d’innovation et le développement d’une politique industrielle robuste.

Les rapports Draghi et Letta offrent des visions complémentaires pour renforcer la compétitivité de l’UE par un marché unique revitalisé. Bien qu’ils diffèrent dans leur approche, ils soulignent tous deux la nécessité urgente d’agir pour sécuriser l’avenir économique de l’Europe. À mesure que l’UE avance, elle doit trouver une voie qui combine ambition et pragmatisme, dynamisme économique et responsabilité sociale, et un engagement envers les marchés ouverts avec une reconnaissance de la nécessité d’une autonomie stratégique. Ce n’est qu’en faisant cela qu’elle pourra espérer créer un marché unique véritablement compétitif, innovant et inclusif, à la hauteur des défis du 21e siècle.